CHAPITRE IX
Les pensées s’envolaient dans la lumière du soleil, saccadées, rageuses, terrifiées. Un fait absolument sans précédent avait eu lieu. Un de ceux dont les pensées scintillaient par les collines avait été tué. Par la force, la violence, tué d’une mort horrible. Il y avait bien un millier d’années que pareil événement ne s’était produit. Les pensées des survivants étaient pleines de panique.
Tous avaient partagé la terreur qu’exprimaient les hurlements de leur camarade quand celui-ci avait compris qu’aucun de ses animaux domestiques – que, sur cette planète, on appelait des hommes – ne viendrait le prendre pour le mettre en lieu sûr, au prix même de sa propre vie. Tous avaient éprouvé un sentiment d’impuissance sans précédent tandis que leur camarade criait de terreur. Ils avaient partagé sa folle indécision lorsqu’il regardait, en bas, la salle transformée en brasier dévorant, et tous avaient ressenti ce qu’il avait souffert en descendant de l’échelle sur ses pauvres membres malhabiles. Ensuite, les flammes avaient rongé leur camarade !
Si les Choses monstrueuses pouvaient se rejeter mutuellement les pensées les unes des autres, elles ne pouvaient refouler les cris silencieux de folle douleur poussés par la créature mourante.
Maintenant que c’était fini, les pensées qui s’entrecroisaient dans la lumière brillante du soleil débordaient de rage et de terreur. Les Choses avaient eu l’expérience de la torture. Elles avaient eu l’expérience du défi. Elles avaient souffert une agonie et connu la défaite. Quelques-unes paraissaient terrifiées au point d’en être incohérentes. D’autres semblaient momentanément plongées dans l’hébétude. Toutes avaient perdu cette tranquillité pleine de saveur et cette concentration placide dans la voracité qui, depuis des millénaires, avaient été le lot de leur race. Quelques-unes même clamaient leur volonté de retourner à leur ancien foyer, à bord de l’embarcation qui les avait amenées sur la Terre.
Mais c’était impossible. Elles étaient à présent beaucoup plus nombreuses que lorsqu’elles avaient atterri. Toutes ne pourraient entrer dans le vaisseau qui avait apporté les premiers colons.
Il y eut des colères, des accusations, des contre-accusations. Un homme – animal domestique – avait pu jeter un défi à la transmission de pensée. Un homme – source de nourriture – avait causé la mort de l’une d’entre elles. Il était encore en liberté. Il était encore insoumis. Quand une douzaine d’entre elles s’étaient concentrées sur lui, elles avaient senti chacune, avec certitude, que leurs pensées étaient absorbées par le cerveau de l’ennemi. Elles avaient été absorbées ! Mais en effet…
Alors se fit entendre la pensée nette et glacée. Peut-être n’était-ce pas un homme qui leur avait jeté ce défi ? Peut-être était-ce un membre d’une autre race non humaine, venu d’un autre monde, et qui errait sur cette planète, immunisé contre la puissance de leur race ? S’il en était ainsi, il fallait l’abattre. La vie de tous en dépendait. Mais on ne devait plus essayer de le dominer par la pensée pure ; on devait se servir des hommes. Il fallait étouffer cet ennemi sous le nombre. La vie des hommes importait peu. Tous ceux qui se trouvaient sous leur domination devraient se mettre à la recherche de cette créature. S’il était possible de la faire capturer par des hommes, il fallait le faire. Mais il serait nécessaire de manœuvrer avec prudence afin de l’amener à révéler ce qu’il savait des autres races capables de voyager d’un monde à l’autre. Leur propre race avait été maîtresse d’une seule planète, des siècles auparavant. Un vaisseau d’un autre monde avait atterri chez elles et les membres de l’équipage avaient été asservis par les pensées des Choses. Mais les ancêtres, faisant preuve de sagesse, n’avaient pas été – la pensée se fit sévère – sottement voraces ! Ils avaient dominé les nouveaux venus et ceux-ci étaient retournés, en les transportant avec eux, sur la planète d’où ils étaient venus. Maintenant, la race qui voguait entre les étoiles était l’esclave de celle qui pouvait transmettre les pensées. Sur cette Terre, un nouveau monde s’offrait aux Choses avec un nombre infini de sujets pour les servir et les alimenter. Avec de la prudence, tout irait bien. Mais il fallait s’emparer de l’ennemi, de cet unique individu immunisé, et savoir jusqu’à quel point il représentait un danger.
La pensée glacée continua à s’exprimer, convaincante. Les autres, qui reculaient et avançaient, se modifièrent peu à peu. Quelques-unes rageaient encore et d’autres continuaient à gronder, incohérentes, sous le choc qu’avait produit sur elles la mort de leur camarade et les circonstances de cette mort. Mais d’autres se concentrèrent sur les hommes qu’elles tenaient sous leur domination. Elles ordonnèrent la chasse à l’homme.
Celle-ci commença à la tombée du jour et se poursuivit toute la nuit. Elle continua toute la matinée. Parmi les hommes affaiblis, quelques-uns s’évanouirent sous l’effort qu’on leur imposait et qui dépassait les demandes normales formulées par leurs maîtres.
Vers le milieu de la journée, une pensée glacée s’imposa, triomphante. Le problème était résolu ! Le fugitif avait écrit une lettre et l’avait déposée dans une boîte afin qu’elle pût être ramassée et dirigée là où il le désirait. Elle était adressée à cette entité qu’on appelait la Sécurité, mais elle avait été interceptée par un homme asservi qui avait obéi aux ordres reçus. Son obéissance l’avait amené même à communiquer la missive au penseur aux idées glacées. Le fugitif était un homme, semblable aux autres. Il avait fait des expériences sur la transmission des pensées et avait été condamné à la prison. S’étant évadé, il avait compris comment étaient subjugués les gens qu’il voyait et il avait essayé d’en informer l’entité appelée Sécurité. Mais le message n’atteindrait jamais les autorités auxquelles il était destiné. La Sécurité ne serait jamais informée. L’ennemi n’était qu’un homme. C’était le seul homme qui pût leur faire courir un danger, car la Sécurité avait défendu aux hommes d’étudier les moyens mêmes par lesquels toute l’espèce humaine allait se trouver réduite en esclavage !
Il fallait continuer la chasse à l’homme. S’il était tué, peu importait maintenant. Toutefois – ici la pensée glacée s’emplit soudain d’une haine prodigieuse – si on pouvait lui laisser l’esprit libre pendant qu’on le tuerait très lentement, leur vengeance serait plus complète et punirait l’insolence de l’homme qui avait osé tuer l’une d’entre elles…